Un important et très discret contrat public de gré à gré pour la fourniture d’équipements médicaux auprès d’un groupe allemand interpelle au sein de l’écosystème sanitaire local. En coulisses, certains acteurs soupçonnent une vaste opération de surfacturation à quelques mois de l’élection présidentielle de février 2024
Stefan Wintels, président du directoire de la KfW, le 31 janvier 2023, à Hesse, en Allemagne. Sebastian Gollnow/dpa Picture-Alliance via AFP 108,7 millions d’euros. C’est le montant d’un marché récemment passé en toute confidentialité par les autorités sanitaires sénégalaises auprès d’une société locale de distribution de matériel médical dénommée Afrique Conception Distribution (ACD). Approuvé par le ministère des finances et du budget le 15 septembre, le contrat porte notamment sur la construction d’un nouvel hôpital clés en main dans le département de Bakel. Mais aussi d’un centre de diagnostic et d’imagerie médicale afin de renforcer le centre hospitalier régional de Fatick. Il inclut également la fourniture d’un ensemble d’équipements destinés à moderniser les services d’imagerie médicale des hôpitaux du pays, ainsi que d’un lot d’une centaine d’ambulances.
Menaces épidémiques
Les tractations en vue du deal ont démarré au printemps dernier, et ont mobilisé un nombre restreint d’acteurs, au premier rang desquels l’actuelle ministre de la santé, Marie Khémesse Ngom Ndiaye. Afin de justifier cet ensemble de commandes par une procédure d’entente directe, elle a invoqué une série d’arguments, parmi lesquels une « urgence impérieuse » liée aux émeutes de mars 2021 et de juin 2023. Dans un courrier adressé, le 15 juin, à la Direction centrale des marchés publics (DCMP), elle estimait que ces incidents avaient exacerbé le besoin pour l’État sénégalais de booster ses capacités sanitaires. La ministre a également mis en avant la nécessité de mieux prévenir les menaces épidémiques, parmi lesquelles la dengue, le Covid-19 ou encore la fièvre hémorragique de Crimée-Congo. L’argumentaire a convaincu la DCMP, qui lui a signifié son accord pour une procédure de gré-à-gré dans une lettre estampillée « confidentielle » datée du 16 juin 2023.
Dénonciation anonyme
Mais ces motifs sont jugés fallacieux par certains acteurs du secteur de la santé ayant eu vent des négociations. Dans le courant du mois de septembre, l’Association sénégalaise des professionnels de l’équipement médical (ASPEM) a ainsi reçu une dénonciation anonyme émanant d’un de ses membres attaquant la légalité supposée du marché. L’auteur souligne notamment que la majorité des projets prévus, comme la modernisation des services d’imagerie médicale des hôpitaux du pays, avaient déjà été discutés au niveau du ministère au moment de l’épidémie de covid-19, soit dès 2020. Се qui remet en cause l’urgence invoquée par la ministre pour justifier le recours au gré-à-gré. Contactée, la cellule communication du ministère n’a pas donné suite à nos sollicitations.
S’il ne nie pas la pertinence des prestations sollicitées, l’auteur de la missive estime toutefois que le marché aurait dû faire l’objet d’un appel d’offres. Autre point soulevé: la société lauréate de ce lucratif contrat, ACD, avait déjà négocié en 2022 avec les autorités sénégalaises concernant une offre similaire, mais nettement moins onéreuse avec une différence de prix estimée à 30 millions d’euros. Il soupçonne donc une manœuvre de surfacturation à l’approche de l’élection présidentielle de février 2024, qui pourrait déboucher sur une alternance politique. Une hypothèse selon lui étayée par le délai extrêmement court (24 heures) dans lequel la DCMP a validé ce contrat
« Contenu allemand«
Le mystérieux accusateur craint également que le contrat ne débouche sur une situation de monopole qui avantagerait ACD… et ses partenaires étrangers. Pour ce marché, cette discrète société, dirigée par la femme d’affaires Assyétou Cassé Dioum, et autrefois active dans le secteur de l’armement (AI du 28/11/18), a opéré avec le géant industriel singapourien Jebsen & Jessen. C’est par l’entremise de ce dernier, actif dans le domaine médical, que l’État sénégalais a pu entrer en négociation avec KfW IPEX- Bank, filiale de la banque allemande de développement KfW afin de financer le deal.
Très actif en Afrique, l’établissement bancaire a accepté en septembre de prendre en charge la totalité du coût du contrat, au motif que celui-ci devrait profiter à une poignée de sociétés allemandes. En mai, la KfW avait adressé une proposition indicative de financement au ministre sénégalais des finances et du budget, Mamadou Moustapha Ba, à l’ex-ministre de l’économie Oulimata Sarr, ainsi qu’à la ministre de la santé. Elle y indiquait que les « principaux sous-traitants » du contrat étaient originaires d’Allemagne, de sorte que « le contenu allemand représentera plus de 51% de la valeur de la commande ». Parmi les acteurs susceptibles de bénéficier du marché figure Siemens Healthineers, filiale du groupe allemand Siemens spécialisée dans la vente de matériel médical. Contacté à ce sujet, le vice-président de sa division Afrique, Marc Mougel, a cependant indiqué que « rien n’était encore finalisé ». Également interrogée dans le cadre de cet article, KfW IPEX-Bank a pour sa part indiqué qu’elle n’était pas en mesure de commenter cette opération, étant soumise au secret bancaire allemand.
Pierre-Élie de Rohan Chabot
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