Ces deux questions sont intimement liées et trouvent leur légitimité dans la récente décision de l’agence Moody’s, qui a abaissé la note du Sénégal de B3 à Caa1.
Cette décision, choquante à première vue, n’est pourtant pas surprenante, non pas en raison du fait que le pays mériterait une telle dégradation, mais en ce qu’elle s’inscrit dans la lignée des jugements d’une agence qui, à bien des égards, devrait se trouver sur le banc des accusés plutôt que sur le pupitre des évaluateurs.
Les notations de ces agences dites indépendantes sont loin de faire parole d’évangile. Parfois, elles ne sont que le fruit d’un agrégat de vent, fondé sur des critères peu fiables, dans un méli-mélo de conflits d’intérêts et d’absence de transparence.
Il ne s’agit pas de préjugés ou d’accusations gratuites, mais de faits établis par la justice d’une part, et d’analyses émises par d’éminents économistes d’autre part. Nul besoin de convoquer toutes les sommités ayant formulé des réserves très sévères à l’égard de ces agences : il suffit de remonter le temps pour mesurer le rôle dramatique que Moody’s a joué dans la crise de 2008.
Afin de satisfaire les banques qui sollicitaient ses services, Moody’s a sciemment attribué les meilleures notes possibles à des produits financiers risqués. Les banques avaient regroupé des milliers de crédits immobiliers (subprimes) dans des produits financiers complexes, puis faisaient appel à l’agence pour obtenir la note « triple A ». Avec la complicité de Moody’s, elles ont ainsi vendu ces produits au monde entier, rassuré d’investir dans des placements supposément sûrs. En réalité, ces investisseurs, persuadés de détenir le jackpot, possédaient des produits pourris étiquetés « de qualité supérieure ».
C’est d’ailleurs pour ces agissements opaques que le département américain de la Justice a condamné Moody’s à une amende de 864 millions de dollars pour son rôle dans la crise mondiale des subprimes. Cet épisode n’a pourtant rien d’un accident de parcours : l’agence n’a cessé de violer ses propres standards de notation pour favoriser ses gains financiers. Le scandale Enron, qui bénéficiait d’une bonne note de Moody’s avant de faire faillite, en est une illustration éclatante.
En marge de son rôle peu reluisant dans la notation d’entités privées, Moody’s agit de la pire façon lorsqu’il s’agit des États, et de certains en particulier. Ici, il n’est plus question de simple biais, mais bien de partialité assumée. L’agence n’ignore pas la réalité africaine avec ses particularités, la puissance du secteur informel, le capital naturel, la résilience communautaire, mais choisit délibérément de les négliger. Elle applique des modèles standardisés, conçus pour dévaloriser les pays en développement, et les pays africains en particulier.
Loin de se limiter à sous-évaluer les atouts de ces nations, Moody’s surestime leurs défis : risques politiques, sociaux ou économiques sont amplifiés au point qu’il devient impossible, pour un pays africain stable et doté d’une dette maîtrisée, d’obtenir une note supérieure à B. Dans le même temps, certains pays européens se voient attribuer des A sans présenter de garanties objectives. Quand il s’agit de l’Afrique, Moody’s ne se contente donc pas de surestimer les risques : elle en crée artificiellement, tandis qu’elle s’emploie à les minimiser ailleurs.
Moody’s crée des risques, mais fait pire encore quand un pays est déjà en difficulté. Ses défenseurs affirment souvent qu’elle « anticipe » les crises, alors qu’on peut logiquement démontrer qu’elle les provoque dans une certaine mesure. Prenons l’exemple d’un pays frappé par une série de catastrophes naturelles, sans moyens immédiats pour y faire face. Dans un tel contexte, ce pays a besoin d’investissements nouveaux. Mais c’est précisément là que Moody’s intervient, non pas pour encourager la résilience, mais pour abaisser sa note. Résultat : les investisseurs s’inquiètent, se retirent, ou exigent des taux d’intérêt prohibitifs. Le pays, privé de financements et de crédibilité, s’enfonce dans une crise que Moody’s a plus créée qu’anticipée. L’agence n’est donc pas un visionnaire : elle est un acteur majeur des crises qu’elle contribue à déclencher ou à aggraver.
À cela s’ajoute un défaut criant de transparence dans les notations. Certains critères sont flous, et laissent très peu de marge de contestation aux États. Moody’s agit ainsi comme un juge suprême, n’ayant aucun compte à rendre malgré les biais évidents de ses méthodes et de sa ligne de conduite bien douteuse.
La contestation publique exprimée par le Sénégal à l’égard de cette agence n’a donc rien d’anodin. Elle reflète une réalité que partagent tous les pays en développement. L’Union africaine a d’ailleurs été bien avisée de vouloir créer sa propre agence de notation, une initiative salutaire. Les investisseurs, eux, gagneraient à se détacher des jugements hasardeux de Moody’s et à vérifier par eux-mêmes la situation réelle des pays, en empruntant des voies d’évaluation plus justes et plus transparentes.
Par Bassirou Mbaye, juriste