Dr. Ibrahima MANDIANG : Vivement au Conseil Constitutionnel de mettre fin à cet imbroglio juridico- politique en fixant une date de l’élection présidentielle

Par Décision N-2/E/2024 du 20 janvier 2024, le Conseil Constitutionnel a arrêté la liste définitive des candidats à l’élection présidentielle du 25 février 2024. Contre toute attente, le Président de la République, par décret N-2024-106 du 03/02/2024, a abrogé le décret N-2023- 2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral. 

Il s’en est suivie l’adoption par l’Assemblée Nationale de la loi constitutionnelle N- 04/2024 le 5 février 2024. L’inconstitutionnalité de cette loi constitutionnelle, portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution et l’irrégularité du décret d’abrogation N-2024-106 du 03 février 2024 ont amené l’opposition parlementaire et les candidats retenus par le Conseil Constitutionnel dans sa liste du 20 janvier 2024 à saisir le juge constitutionnel aux motifs d’inconstitutionnalité et de lui demander d’ordonner la poursuite du processus électoral.

Il s’agit pour les requérants, d’imposer le respect des dispositions constitutionnelles et l’autorité absolue des décisions du Conseil Constitutionnel conformément à l’article 92 de la Constitution , de la loi organique N- 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil Constitutionnel et le Code électoral. Ainsi, faisant droit à leurs requêtes, le juge Constitutionnel, dans sa Décision N-1/c/2024 du 15 février 2024, a déclaré que « la loi N-04/2024, votée par l’Assemblée Nationale le 05 février 2024, portant dérogations aux dispositions de l’article 31 de la Constitution, est contraire à la Constitution du Sénégal. Dans cette même Décision, le Conseil Constitutionnel a annulé le décret N-2024-106 du 03 février 2024 portant abrogation du décret de convocation du corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024, sans pour autant fixer une nouvelle date.

Suite au retrait de la candidate Madame Rose WARDINI, le Conseil Constitutionnel, dans sa Décision, N-4/E/2024 du 20 février 2024, donnant acte à ce retrait, a modifié désormais sa liste en retenant définitivement 19 candidats. Logiquement, il y a lieu d’en tirer quelques observations de cette Décision courageuse et audacieuse du 15 février 2024 en matière constitutionnelle et électorale et de plaider en faveur d’un dernier sursaut du juge électoral dans cette situation juridico- politique confuse pour fixer une nouvelle date de l’ élection présidentielle en cas de requête des candidats ou de l’un des candidats sur cette liste désormais arrêtée à 19 candidats et qui ne peut être retouchée ou modifiée que par le Conseil Constitutionnel lui-même.

I-Quelques observations de la Décision du Conseil Constitutionnel N-1/C/2024 du 15 février 2024 déclarant l’inconstitutionnalité de la loi N-04/2024 et l’annulation du décret N-2024-106 du 03 février 2024.

Les requérants avaient soulevé des moyens touchant à la fois de la violation des articles 27, 28, 31, 34 et 103 de la Constitution et le défaut de base légale du décret N-2024-106 du 03 février 2024 portant abrogation du décret de convocation du corps électoral. Il ressort de l’interprétation combinée de ces différentes dispositions qu’il y a en cause, des clauses intangibles ou clauses d’éternité depuis la révision constitutionnelle de 2016, surtout pour les articles 27 et l’alinéa 7 de l’article 103 de la Constitution. Autrement dit, ce sont des clauses hors de portée du pouvoir constituant dérivé.

Il ne s’agit pas à notre avis, un revirement jurisprudentiel. Car, le Conseil Constitutionnel, en tant que Gardien juridictionnel de la Constitution était très attendu dans le même sillage de sa Décision N-1/C/2016 du 12 février 2016. Dans ladite Décision, le juge constitutionnel précisait dans le considérant 30 que « (…) ni la sécurité juridique, ni la stabilité des Institutions ne seraient garanties si à l’occasion de changement de majorité, la faveur du jeu politique ou au gré des circonstances notamment la durée des mandats politiques en cours, régulièrement fixée au moment où ceux-ci ont été conférés, pouvait, quel que soit au demeurant l’objectif recherché être réduite ou prolongée ». Dans le considérant 5 de cette même Décision du 12 février 2016, le Conseil constitutionnel a défini le champ d’application de son contrôle minimum qui concerne l’examen « de la régularité de la procédure suivie, la forme du texte et au fond le respect des limites fixées par la Constitution ».

Ce pouvoir de contrôle du juge constitutionnel est rappelé également dans le considérant 6 de la Décision 1/C/2024 du 15 février 2024 en affirmant que « le périmètre de contrôle de compétence du Conseil constitutionnel dans le contrôle de constitutionnalité des lois, est

2

circonscrit, en matière de révision constitutionnelle , la vérification du respect des conditions d’adoption, d’approbation et des limites temporelles et matérielles que la Constitution elle-même fixe à l’exercice des pouvoirs du constituant dérivé ».

Rappelons aussi qu’en 2006, dans sa Décision N-3/C/ 2005 du 18 janvier 2006, le Conseil Constitutionnel avait précisait que le nombre et la durée du mandat ont été intégrés, par referendum dans la liste des dispositions frappées par la clause d’intangibilité, par conséquent hors de portée. Dans sa Décision du 15 février 2024, le Conseil constitutionnel, n’a fait qu’accorder une valeur jurisprudentielle aux dispositions constitutionnelles interdites de révision. Comme nous l’avons rappelé dans une contribution précédente, le report de l’élection présidentielle n’est ni de la compétence du Chef de l’Etat ni de celle de l’Assemblée Nationale. Le juge le confirme dans le considérant 18 de sa Décision du 15 février 2024 quand, il précise que « la Constitution ne prévoit le report du scrutin qu’en cas de décès, d’empêchement définitif ou de retrait d’un candidat, (…) que seul le Conseil Constitutionnel, juge de la régularité des élections nationales y est habilité,.. », pour donner droit aux moyens soulevés par les requérants. De cette analyse, on peut en déduire les conclusions suivantes :

1) L’inconstitutionnalité de la loi N-04/2024 portant dérogations aux dispositions de l’article 31 de la Constitution ;

2) L’annulation du décret 2024-106 du 03 février 2024, un acte réglementaire non détachable du scrutin ce qui justifie la compétence du juge constitutionnel même s’il est classé dans la catégorie des actes de gouvernement d’où l’audace du Conseil constitutionnel en l’annulant ;

3) Pasdereport,lemandatduPrésidentdelaRépubliqueprendfinauplustardle02avril 2024 et ne peut être prolongé ;

4) L’impossibilité constatée par le Conseil Constitutionnel d’organiser l’élection présidentielle à la date du 25 février 2024 et invite à cet effet le Président de la République de convoquer le corps électoral dans les « meilleurs délais » ;

5) L’électionprésidentielledoitêtreorganiséeavantle02avril2024ycompriss’ilyalieu le second tour.

II-De la nécessité pour le Conseil Constitutionnel de fixer une nouvelle date pour l’élection présidentielle

L’expression « dans les meilleurs délais » est un jeu de mots qui crée davantage de confusion si elle est interprétée de manière extensive. Elle crée plus de confusions sur le plan politique. Or sur le plan juridique, selon le Conseil Constitutionnel, le Président de la République est invité à prendre toutes les diligences nécessaires pour la tenue de l’élection dans cette fourchette de temps : entre la notification de la Décision N-1/C/2024 du 15 février et le 02 avril date butoir de la fin du mandat du Président de la République, qui ne peut être prorogé.

La décision de publication de la liste désormais modifiée par le Conseil Constitutionnel dans sa Décision N-4/E/2024 du 20 février 2024, ne peut être remise en cause ou modifiée que par le juge électoral. En vertu de l’article 92 de la Constitution, alinéa 4, « les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les juridictions administratives et juridictionnelles ». L’article 2 de la loi organique 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil Constitutionnel prévoit que « le Conseil Constitutionnel reçoit les candidatures à la présidence de la République, arrête la liste des candidats ».

Le Conseil Constitutionnel est le gardien juridictionnel de la Constitution. Il doit veiller à la poursuite du processus électoral. Comme il l’a rappelé dans le Considérant 10 de sa Décision du 15 février 2024 « qu’il ressort de la du Conseil Constitutionnel N-2/E/2024 du 20 janvier 2024 que les requérants, agissant contre le décret N-2024-106 du 03 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral, soit tous les candidats à l’élection présidentielle du 25 février, qu’ils justifient en conséquence d’un intérêt à contester ce décret ». Ce qui facilite par voie de conséquence la recevabilité en la forme des recours qui seront introduits par l’un des candidats ou un collectif des 19 candidats désormais sur la liste. Le Conseil Constitutionnel, conformément à l’article 1er de la loi organique 2016 et les articles 74, 76, 78, 92 et 97 de la Constitution, a un pouvoir de contrôle de constitutionnalité et de régulation des pouvoirs publics. Il a insisté sur cette mission dans le Considérant 19 de sa Décision du 15 février 2024 qu’ « au regard de l’esprit et la lettre de la Constitution et de la loi organique relative au Conseil Constitutionnel, le Conseil Constitutionnel doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir régulateur et de remplir ses

4

missions au nom de l’intérêt général, de l’ordre public, de la paix, de la stabilité des institutions et du principe de la nécessaire continuité de leur fonctionnement ».

Le Conseil Constitutionnel, dans ce contexte tendu peut concilier ces impératives en fixant une date raisonnable de l’élection présidentielle en se substituant au Président de la République en cas de requête des 19 candidats retenus sur la liste modifiée afin d’éviter les situations d’impasse juridiques. A cet, le Conseil Constitutionnel doit veiller à la préservation des droits fondamentaux des candidats retenus et ceux des électeurs. Il doit veiller à la stabilité des Institutions surtout l’Institution présidentielle, en évitant la survenance des situations juridiques qui ne sont pas prévues par Constitution actuelle.

Il peut encore aller plus loin au nom de la stabilité des Institutions et de leur fonctionnement régulier en fixant une date pour l’élection présidentielle. Il doit davantage dans ce contexte particulier de flou et d’incertitudes participer à la consolidation de la démocratie. Au nom de la paix et de la stabilité, le Conseil Constitutionnel peut se substituer au Président de la République en fixant une date pour la tenue de l’élection présidentielle. Il y a l’urgence d’aller aux élections pour mettre définitivement fin à cet imbroglio politico-juridique.

Dakar, le 21 février 2024

Dr. Ibrahima MANDIANG

Docteur en droit public